Sur les îles les plus sauvages et isolées d’Ecosse, Lady Grange a passé de nombreuses années en enfer.
Femme du 18ème siècle mariée à un juge d’Edimbourg, Lady Grange va connaître un destin tragique qui va la faire passer d’une existence luxueuse dans la capitale écossaise aux conditions de vie les plus dures qui soient sur l’archipel de St Kilda.
Comment Lady Grange est-elle passée de cette vie enviable dans la bonne société d’Edimbourg à l’enfer de l’exil forcé dans les Hébrides Extérieures ?
Découvrez-le dans cet article qui retrace l’histoire poignante de Lady Grange, la prisonnière de St Kilda qui a eu droit à trois enterrements.
L’enfance dramatique de Rachel Chielsey.
Née à Edimbourg en 1679, l’enfance de Rachel Chielsey est déjà annonciatrice d’un destin tragique.
Issue d’une famille de 10 enfants, elle grandit dans l’orage permanent des relations tumultueuses entre ses parents. Moment ultime de cette discorde, sa mère, Margaret Nicholson, attaque en justice son époux, John Chielsey pour obtenir une pension alimentaire. Procès qu’elle gagne.
Enragé par ce verdict, le père de Rachel assassine le juge responsable de son infamie en tirant sur lui alors qu’il marche tranquillement sur le Royal Mile un dimanche de Pâques de 1689. Plaidant coupable, il est conduit deux jours plus tard sur Mercat Cross où l’on tranche sa main droite avant de le pendre sur la place publique.
A 10 ans, voilà que la jeune Rachel Chielsey est orpheline de père et a son nom sali à jamais.
Et Rachel Chielsey devient Lady Grange.
Au début du 18ème siècle, il faut croire que Rachel, devenue une superbe femme, ne tient plus rigueur à la magistrature d’avoir précipité la mort de son père puisqu’elle fréquente James Erskine, un important avocat écossais devenu juge en 1706, prenant ainsi le titre de Lod Grange.
Elle tombe rapidement enceinte de lui, ce qui précipite un mariage célébré en 1707 fait plus de raison que d’amour, pour éviter l’infamie que représentait à l’époque le fait d’être mère célibataire.
C’est à cette date que Rachel Chielsey devient officiellement Lady Grange, le nom sous lequel l’Histoire va se souvenir d’elle.
Dans un contexte où l’Ecosse venait d’être rattachée à l’Angleterre via les Actes d’Union de 1707 qui sont à l’origine de la Grande-Bretagne, James Erskine est un sympathisant de la rébellion Jacobite qui visait à rétablir sur le trône britannique la dynastie des Stuart, alors exilée en France, à la place de la Maison de Hanovre, installée à la tête du pouvoir depuis 1701. Lord Grange est notamment un proche de Simon Fraser, un chef de clan écossais qui a été plus tard le dernier britannique décapité pour son implication dans la bataille de Culloden.
Une position que James Erskine préférait taire en public pour préserver son enviable statut contrairement à son frère John, 6ème comte de Mar et propriétaire du château de Braemar dans les Cairngorms, qui fut un des acteurs majeur du premier soulèvement Jacobites de 1715 qui se solda par un cuisant échec et son exil forcé en France.
Lady et Lord Grange vivent alors une existence bourgeoise et en apparence plutôt tranquille dans leur demeure de Niddry’s Wynd à Edimbourg où neuf enfants vont voir le jour.
Les frasques de Lady Grange.
Mais le tempérament impétueux de Lady Grange va bientôt se manifester en dehors des quatre murs du foyer familial. C’est en tout cas ce que l’Histoire a retenu de cette époque charnière de la vie de Lady Grange à Edimbourg. Je vous livre ici ce que la majeure partie des récits relatent même si quelques recherches historiques récentes commencent à tempérer ce portrait haut en couleur qui a collé à Rachel Chielsey pendant des siècles.
Les séjours de plus en plus réguliers de Lord Grange à Londres pour ses obligations politiques font naître en Rachel une jalousie incontrôlable. Son mari a beau lui écrire des lettres enflammées et lui confier la gestion de ses affaires en son absence, rien ne peut éteindre la colère de Rachel.
Quand en 1730 elle apprend que son mari la trompe avec Fanny Lindsay, la propriétaire d’un café situé sur Haymarket, à Edimbourg, la fureur de Lady Grange, par folie ou par désir de se battre pour sa dignité, va exploser au grand jour dans une ambiance de scandale qui colle à sa légende.
Après avoir menacé de se suicider et de courir nue dans les rues d’Edimbourg pour déshonorer son mari, elle prend l’habitude de cacher une lame de rasoir sous son oreiller qu’elle sort régulièrement devant son époux. En pointant la lame vers lui, Lady Grange ne manque pas de lui rappeler que son père était un meurtrier et que Lord Grange savait donc quels gênes coulaient dans le sang de son épouse.
A force de négociation avec son épouse, Lord Grange réussit à la convaincre de signer une lettre de séparation et de vivre dans un autre logement attenant à la maison familiale en échange d'une compensation financière. Il en profite pour l’écarter de ses affaires et pense ainsi faire cesser la tempête.
Mais le comportement de Lady Grange devient de plus en plus erratique et elle passe outre l'accord convenu. On la voit régulièrement en train de jurer dans les rues d’Edimbourg. Après avoir intercepté des courriers destinés à son mari dans lesquels elle voit des preuves qu’il fomente un complot envers les Hanovre en place à Londres, elle n’hésite pas à dénoncer en public les agissements de son époux en brandissant les lettres et clamant que celui-ci n’est qu’un traître qui mérite l’exécution publique.
Belle ambiance…
Quand en 1732 elle réserve une calèche pour se rendre à Londres, Lord Grange et ses amis jugent qu’il est temps de faire cesser cette menace incontrôlable et qu’il faut empêcher Rachel de répandre ses allégations au plus près du pouvoir en place. Si les sympathies de Lord Grange pour la cause Jacobites arrivaient aux oreilles des mauvaises personnes, sa carrière confortable et sa vie seraient alors en grand danger.
Le kidnapping de Lady Grange.
Dans le but de faire taire son épouse pour de bon, James Erskine enrôle deux de ses proches pour la kidnapper et l’envoyer au loin sur les îles écossaises, là où ses allégations ne trouveront pas d’écho. C’est ainsi qu’une nuit de janvier 1732, Lady Grange disparait de son logement de Nidry’s Wynd sans laisser de trace.
Alors que les ravisseurs emmènent Lady Grange vers l’ouest de l’Ecosse, James Erskine organise les fausses funérailles de son épouse à l’Eglise de Greyfriars en expliquant sa disparition par une mort soudaine.
La condition féminine n’était pas très avancée dans la société édimbourgeoise de l’époque et rares sont ceux qui se sont émus du sort réel de Lady Grange, croyant bien volontiers à la théorie inventée par son puissant mari.
Même ses enfants ne posèrent pas de questions. Il faut dire qu’un de ses propres fils aurait pris part à l’enlèvement de sa mère… Joyeuse famille.
Un premier exil dans les Hébrides écossaises.
Défendant une cause populaire auprès de nombreux écossais, Lord Grange n’a aucun mal à trouver des complices prêts à l’aider à emmener son épouse au plus loin des oreilles indiscrètes.
Après avoir traversé les Highlands en compagnie de ses geôliers de cachette en cachette, Lady Grange va être faite captive sur les îles Monach, au large de North Uist, dans les Hébrides Extérieures, avec la complicité du chef de Clan propriétaire de ces îles.
N’ayant que les rations minimum pour survivre, elle expérimente la solitude extrême sur ces terres isolées, entourées de quelques habitants ne parlant que le gaélique, sous la surveillance d’un couple de gardiens dévoués.
Lady Grange prisonnière à St Kilda.
Alors qu’elle pense avoir connu les pires conditions de détention durant ses deux ans sur les îles Monach, Lady Grange est envoyée en 1734 sur St Kilda, l’archipel le plus isolé d’Ecosse.
A 65 kilomètres des premières terres, le monde des quelques habitants de St Kilda se limite au bord des falaises abruptes de ces terres inhospitalières où ils n’ont que la chasse aux oiseaux pour survivre dans cette nature hostile. Ils n’ont aucune idée des petites et grandes histoires se déroulant sur le continent et ne savent même pas qui est leur Roi. Ils accueillent sans animosité cette femme qui ne parle pas leur langue dont ils savent seulement qu’elle a été envoyée ici sur ordre du chef du clan McLeod qui est le propriétaire de leur île, même s’il ne s’y rendait jamais.
Lady Grange est accompagnée d’une servante gaélique qui lui tiendra compagnie pendant son séjour forcé. On lui assure ses rations de nourriture et le clan McLeod lui fait parvenir autant de whisky que possible, pour peu que les rares liaisons de ravitaillement avec le reste de l’Ecosse soient rendues possibles par la météo. L’alcool devient vite sa seule échappatoire.
Comme cellule, elle vit dans un modeste cleit de sept mètres sur trois, un abri sommaire en pierre au toit couvert d’herbe qui sert habituellement de réserve à nourriture pour les habitants de St Kilda. On dénombre plus de 1000 cleits sur St Kilda.
C’est dans les conditions spartiates de son logement battu en permanence par les vents et les immenses vagues que Lady Grange va vivre pendant ses 7 ans de captivité sur St Kilda, passant l’essentiel de ses journées à dormir sur un lit moisi par l’humidité, l’esprit anesthésié par le whisky ingéré. Les habitants la verront le plus souvent la nuit, se promenant près de la plage où elle crie son désarroi face aux éléments en permanence déchaînés.
Dans son isolement absolu, Lady Grange peut néanmoins compter sur la sympathie des locaux qui regardent avec curiosité cette femme qui ne parle pas la même langue qu’eux. Elle arrive à faire le récit de sa détention dans deux lettres qui parviendront, probablement grâce aux St Kildians, à ses connaissances à Edimbourg. Elle y décrit St Kilda comme « une île dégueulasse, pauvre et puante » avec des conditions de vie 10 fois pires que sur les îles Monach, qui étaient pourtant déjà miséreuses.
Ces lettres créent un petit scandale dans la capitale écossaise mais le solide réseau de James Erskine arrive à mettre à mal tous les projets de recherche sur St Kilda. Jusqu’au début de 1741 où l’avocat de Lady Grange affrète un bateau avec 20 hommes armés à son bord pour libérer sa cliente de cet enfer. La tâche est risquée car les îles écossaises ne sont alors pas encore cartographiées en détail (il faudra attendre 1776 pour cela) et la traversée ne peut se faire qu’avec l’aide de highlanders qui seuls connaissent les secrets des côtes mais qui sont plus prompts à défendre la cause de Lord Grange que celle de son épouse. Malgré ces difficultés, la mission de son avocat a lieu.
Mais lorsque l’embarcation accoste enfin sur St Kilda, Lady Grange n’est plus là...
La dernière vie de Lady Grange.
Car devant le remous causé par les lettres de Lady Grange, ses geôliers ont anticipé une tentative pour la retrouver. A l’été 1740, ils lui font donc faire un dernier exil forcé qui l’emmène sur la péninsule de Waternish, sur l’île de Skye où elle meurt à l’âge de 65 ans le 12 mai 1745, après 13 ans de détention.
Lady Grange est enterrée dans le cimetière de l’église de Trumpan, sur l’île de Skye où elle repose toujours.
Pour une raison inconnue, elle eu droit à une autre cérémonie quelques temps plus tard dans un village voisin où une foule conséquente a assisté à la mise en terre d'un cercueil rempli de pierres et d'herbes, les troisièmes funérailles de Lady Grange en comptant la fausse célébration organisée par son mari après sa disparition.
Pendant la détention de son épouse, Lord Grange a poursuivi une courte percée dans la politique sans que ses accointances avec la cause Jacobite ne viennent le mettre en danger.
Il a été le seul parlementaire à s’opposer à la Loi sur la Sorcellerie de 1735, défendant le fait qu’il y avait des croyances fortement enracinées dans la culture écossaise qui l’empêchait de voter pour cette loi permettant de condamner en justice toute personne prétendant avoir des pouvoirs magiques. Cela lui valut la risée des autres membres parlement qui le considérèrent comme un arriéré et a marqué la fin de sa carrière politique.
James Erskine est mort à Londres en 1754 sans jamais avoir été inquiété pour ce qu’il fit vivre à Lady Grange.
J’ai retrouvé la tombe de Lady Grange.
En finissant d’écrire cet article en janvier 2021, la sensation qu’il manquait quelque chose pour vous livrer cette histoire ne cessait de me préoccuper, raison pour laquelle j’ai sans cesse repoussé sa publication.
Après plusieurs mois, j’ai compris qu’il me fallait retrouver la dernière demeure de Lady Grange pour que la boucle soit bouclée. Profitant d’un séjour sur l’île de Skye en septembre 2022, je suis donc parti à la recherche de sa sépulture. Je savais qu’elle se trouvait au nord de la péninsule de Waternish dans le cimetière de l’église de Trumpan.
Par une après-midi venteuse, j’ai donc mis le cap vers ce bout du monde. De l’église, il ne reste pas grand-chose aujourd’hui et les pierres tombales séculaires sont nombreuses. Me fiant à la quantité de mousse recouvrant les stèles, je commence alors à tenter de décrypter les diverses inscriptions érodées. Les noms défilent, les dates aussi mais rien qui ne montre la présence de la dépouille de Lady Grange ici.
Après une heure à tourner dans le cimetière, je m’intéresse à une stèle rectangulaire, brute et sans ornement. J’étais passé à ses côtés plus tôt mais les lettres étaient tellement effacées et la stèle en si mauvais état qu’il me semblait impossible de déchiffrer l’inscription.
Je retente ma chance en procédant comme une personne aveugle le ferait, m’aidant du bout de mes doigts pour tenter de lire ce qui y a été gravé un jour. Et après quelques lettres devinées, un frisson me parcourt.
RIP
RACHEL
WIFE OF
THE HON JAMES ERSKINE
LORD GRANGE
DIED IN 1745
Voilà les mots que je viens de découvrir et que le temps tente d’effacer depuis plus de 250 ans. La dernière demeure de Rachel Chielsey était face à moi et le destin tragique de Lady Grange, dans lequel je m’étais plongé plusieurs mois avant pour vous le raconter ici, me traverse brutalement.
Devant cette tombe presque anonyme perdue au milieu de décors aussi beaux qu’isolés, j’ai alors pris le temps de me recueillir dans le silence des lieux en repensant à tout ce que cette femme avait enduré.
Alors si un jour vos pas vous mènent dans cet endroit hors des circuits classiques de l’île de Skye, j’espère que vous aurez vous aussi une pensée pour cette femme au destin hors du commun.
Quelques mots pour conclure l'histoire de Lady Grange
On peut se demander pourquoi Lord Grange ne s’est pas contenté de supprimer purement et simplement son épouse lorsque celle-ci menaçait de révéler sa proximité avec la mouvance Jacobites.
Des auteurs ont avancé que, si Lord Grange n’était pas un homme exempts de côtés sombres, et cette histoire le prouve, il n’en restait pas moins un fervent croyant. C’est en sorte par piété qu’il aurait épargné à sa femme une exécution. Il a d’ailleurs attendu d’apprendre sa mort réelle pour épouser en secondes noces sa maîtresse Fanny Lindsay.
Ironie du destin pour ce couple qui s’est déchiré au-delà de la raison : les voilà réunis désormais au Scottish National Portrait Gallery d’Edimbourg où leurs portraits respectifs sont conservés aujourd’hui ensemble, dans la même réserve.
Pour en savoir plus sur l'île la plus sauvage d'Ecosse qui a servi de prison à Lady Grange, n'hésitez pas à lire mon guide sur St Kilda.
Sources :
Cet article est incroyablement bien écrit! Bravo! Je l’ai lu à haute voix à mon mari et ma fille et nous étions tous les trois captivés par le destin tragique de cette Lady! Je suis contente d’avoir découvert votre blog. Merci
Félicitations pour votre article documentaire sur l île de St Kilda ainsi que sur Lady Grange.!!
Il a été écrit par une personne passionnée c est ce qui le rend très intéressant ! Merci